vendredi 23 juillet 2010

Le respect est-il une valeur qui s'apprend ?

C'est le thème d'une conférence d’Hamid Mokaddem prononcée à l’IFMNC le jeudi 22 juillet 2010... Dans le cadre général où un débat s'organise autour de la question de l'école, Madoy considère que cet article peut contribuer à faire avancer le débat...

«L’agonie de la France n’est pas née de l’affaiblissement des raisons de croire en elle : défaite, démographie, industrie, etc., mais de l’impuissance à croire en quoique ce soit»
André Malraux cité dans Logiques des Mondes d’Alain Badiou

La question provoque puisqu’elle affirme et décrète ce que devrait être l’enjeu central de la transmission des valeurs éthiques et politiques notamment au sujet des codes de comportements et des savoir-être dans les rapports aux autres. Posons le problème de manière directe et posons ou opposons-le en le situant vis-à-vis du mot d’ordre actuel de « destin commun ».
D’entrée de jeu, je signalerai que ce mot d’ordre – au sens conceptuel de mot d’ordre conféré par les analyses de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux sur lequel je reviendrai – est transcrit et repris aussi bien dans les programmes scolaires de l’enseignement du premier degré « vivre et construire ensemble » que dans les politiques générales orientant les institutions de la Nouvelle-Calédonie. Il est le mot d’ordre de l’Accord de Nouméa, période ou durée dans laquelle est inscrite le devenir de la Nouvelle-Calédonie au
moins jusqu’en 2018, fin du processus politique de l’Accord de Nouméa. Si je pose (ou oppose) la catégorie de respect par rapport au « destin commun », il est clair que le respect se pose alors en une valeur morale de distance, de limite, de règles, de regard, de reconnaissance, d’attitude comme l’humilité mais valeur morale situant les relations, les rapports des uns visà- vis des autres. Plus précisément, les uns vis-à-vis des autres renvoient à la situation actuelle des communautés en présence risquant de virer dans des attitudes d’opposition extrême comme le racisme ou le communautarisme ou amplifiant ces oppositions existant déjà en sourdine. La question « le respect est-il une valeur qui s’apprend ? » voudrait dire que l’urgence serait de construire un rapport de distance ou de distanciation qui ne soit ni l’indifférence du cloisonnement, forme sociale du faux rapport, ni une mise en place insidieuse de ségrégation ethnique décalquée sur une ségrégation sociale et économique. En d’autres termes, vivre ensemble pour ne plus être un slogan politicien, suppose un construire ensemble exigeant une forme d’apprentissage commençant dès le devenir citoyen, à savoir, dès que les individus sont en passe de devenir des sujets. Or ce rite de passage s’effectue en partie par des institutions dont l’une est imposée comme obligatoire dans le système politique mis en place en Nouvelle-Calédonie, l’école. Je suspends la question de comprendre ce qu’est l’école en Nouvelle-Calédonie pour la traiter dans une autre conférence. Je propose de n’aborder qu’une des formes de valeur ou de rapport prenant en considération l’autre, le respect.


Plan de la conférence
Pour clarifier la démonstration, je propose de suivre le plan suivant. D’abord, je vais essayer de définir les deux mots clés de l’énoncé, le respect d’une part, et la transmission, d’autre part. L’objectif est de savoir si une valeur comme le respect se transmet et si oui, par quelles modalités, à savoir comment ? Dans ce premier point, je vais exposer de manière synthétique les analyses les plus puissantes du respect que proposent les sciences humaines et la philosophie. La voix des scientifiques et philosophes est loin d’être consensuelle sur le concept de respect. Je ne retiendrai que les analyses les plus percutantes mais également celles qui sont inscrites dans les valeurs de l’école de la République : le rapport à l’autre, les droits et devoirs, par exemple. Transférer quelque chose, une compétence, est-il transmettre ? Épineuse question déjà problématisée par Platon dans un dialogue qui se dénomme Ménon. Reprise par Kant et dans une certaine mesure par Piaget. J’aborderai de manière très synthétique la question du relativisme culturel à propos de la transmission des valeurs. La catégorie de respect varie-t-elle à travers les civilisations et les histoires pour savoir si le respect est une essence invariable et immuable ou si les conceptualisations et représentations du respect varient en fonction des civilisations et histoires des sociétés. Ceci pose le problème majeur des conditions de possibilité de l’enseignement des valeurs civiles et civiques à l’école. Dans un deuxième point, j’expliciterai les raisons de la nécessité d’une forme d’apprentissage du respect pour modérer, mesurer, nuancer les équilibres des rapports et relations constituant le devenir dénommé « destin commun ». Je mettrai en relation « destin commun » et « respect ». L’intention est de clarifier les essences ou les définitions des choses mais également leurs corrélations et leurs relations si celles-ci existent afin d’esquisser des ouvertures pour une pratique éducative tenant compte de la situation historico-politique de la Nouvelle-Calédonie ou du moins le public scolaire constitué et institué d’enfants provenant d’histoires segmentées et plurielles. Ce sera en conclusion que j’aborderai la question pratique des didactiques et disciplines dans le système éducatif ne traitant que d’un postulat, un fondamental incontournable: la conviction – forme raisonnable et raisonnée de croyance (le
sentiment raisonnable de Badiou dans Logiques des mondes) de la part des acteurs du système éducatif afin que tous les élèves deviennent des sujets capables d’apprendre des règles de construction du rapport social et du rapport à l’autre et non des objets de consommation des savoirs et des dressages de la compétition individualiste de la mondialisation.

A. Les définitions possibles du respect
Je dis « définitions » et « possibles » au pluriel dans la mesure où les philosophies ne parlent jamais d’une voix consensuelle sur la définition de la notion ou de l’idée de respect. Par ailleurs, le respect n’est pas un concept mathématique et suppose une approche plurielle. Le respect est-il un sentiment ? Une valeur morale ? Une expression de l’hypocrisie sociale à partir de laquelle se fondent des types de sociétés, des civilisations, des normes et pratiques.
Les voix discordantes pour ne pas dire conflictuelles ou polémiques sont typifiées par la critique de Kant et la généalogie de la morale de Nietzsche. Pour Kant, le respect est un sentiment à part ; il se constitue en sentiment moral affecté par la loi morale. L’impératif de la raison pratique affecte et produit ce sentiment à l’inverse des autres passions. Le respect est un sentiment moral comme l’étonnement de Platon, la générosité pour Descartes ou la magnanimité ou grandeur d’âme pour Aristote. Nietzsche ironise sur l’impératif catégorique de Kant pour analyser le respect en rapport avec le désir ou la volonté de puissance déguisée
en hypocrisie sociale ou valeur morale. Nietzsche, et avant lui Schopenhauer, anticipe les analyses de Freud – qui s’abstenait de lire ces deux auteurs pour travailler à sa théorie - évoque la pudeur religieuse et hypocrite de la morale ou la « moraline » chrétienne qu’il décrit comme le ressentiment des faibles (la loi du nombre) contre les puissants (les aristocrates de l’esprit). Socrate pour Nietzsche avant Jésus est le type de la valeur-respect comme force réactionnaire des impuissants ou des esclaves contre les maîtres. La critique de l’inversion des valeurs chrétiennes que Nietzsche dénomme le platonisme typifie bien les deux conceptualisations majeures de la catégorie de respect.

Par ailleurs, il est possible de dire que les sciences humaines invoquent le relativisme culturel pour montrer que la conceptualisation du respect ou le mot respect renvoie à des types et des normes de valeurs qui ne sont pas universalisables dans la mesure où chaque culture construit autour des types-idéaux une représentation du respect. Ainsi certains mobilisent des machines de guerre contre une norme des valeurs considérée, à tort ou à raison, comme une norme dominante. Les dominés mobilisent la raison du plus faible contre les valeurs morales, juridiques et religieuses considérées comme étrangères à une culture ou à une civilisation propre. Par exemple, certains - épaulés des investigations des archéologues (pour l’histoire du peuplement et de la priorité des civilisations) ou s’outillant de l’argumentaire des ethnologues (pour les pratiques et normes coutumières) – contredisent la valeur occidentale en lui opposant la valeur différenciée kanak du respect, arguant une spécificité ou une différence culturelle ou mieux encore, un universel singulier : « La coutume pour nous » opposée ou mise en opposition « aux normes culturelles et juridico-politiques occidentales ». La stratégie - légitime et classique dans l’histoire des revendications de liberté et d’émancipation ou de
reconnaissance d’une souveraineté - disqualifie-t-elle pour autant une possibilité de convergence ? Est-il possible de définir le respect comme une valeur universelle malgré les formes historiques et singulières différenciées? Je signalerai au passage qu’une véritable ethnologie n’a pas pour principe l’exotisme de l’altérité mais très souvent d’étudier les différenciations des systèmes culturels pour découvrir non pas des invariants mais des manières différenciées pour des cultures, à savoir des expériences historiques singulières, de poser les valeurs qui sont identiques à l’histoire morale de l’espèce humaine. Mais, vous voyez que le problème de définir une notion comme le respect n’est pas une chose aisée.
Définir c’est exclure puisqu’on trace des limites pour essayer de circonscrire une essence de quelque chose. Je vais tout de même me risquer à l’exercice afin de clarifier l’objet de l’analyse, la possibilité de transmettre une valeur comme le respect.
Les dictionnaires proposent des définitions sommaires. Le fait de regarder quelqu’un ou quelque chose avec considération impliquant une forme d’humilité. La traduction du respect est une inclination devant ce qui est considéré ou regardé comme une grandeur. Une philosophe féministe comme Sarah Kofman, déconstruisant le concept de respect à travers une lecture en diagonale des textes de Kant et Rousseau dans son essai Le respect des femmes, publié aux éditions Galilée à Paris, en 1982 nous fait part que respectus en latin renvoie à
l’idée de regard, mais un regard en arrière. La courtoisie ou la politesse des hommes vis-à-vis des femmes est une hypocrisie dont les manoeuvres sont de tenir et de les mettre à distance, une mise en garde, soit par excès d’admiration (« le beau sexe » ou le « sexe faible ») soit par psychose, l’angoisse pour la plupart des tenants de la domination masculine d’être castrés du pouvoir phallique. Les femmes sont considérées comme objets de respect par les codes de courtoisie construits par la domination masculine, afin d’être mises et tenues à distance par une forme raffinée et sociale de soumission qui ne dit pas explicitement son nom. L’analyse
féministe du respect indique que la valeur morale est instituée par un rapport de force : « Tenez-vous à distance respectueuse ! » ou plus exactement, l’ordre place à distance respectueuse les individus par des codes. Comme celui inventé en Algérie puis appliqué en Nouvelle-Calédonie dénommé le « code de l’indigénat ». Par exemple, un président de la République ou un Premier Ministre ont une garde rapprochée qui tient à distance respectueuse les citoyens, un drapeau est élevé hors du sol pour être distant de celui-ci, s’ils sont levés en même temps, l’un ne doit pas être hissé ni plus vite ni plus haut que l’autre sinon il y aurait une distanciation hiérarchique perçue comme sacrilège. Le Mikado au Japon, selon Totem et Tabou de Freud, est intouchable. Ses pieds ne doivent pas toucher le sol et il est porté comme le Grand Chef selon les structures hiérarchiques océaniennes. Les sujets l’élèvent pour que ses pieds ne touchent pas le sol profane. La Terre est sacrée et doit être respectée du fait qu’elle inclut tous les éléments incluant les hommes comme des parties. Le tabou, mot polynésien, opposée à noa – le profane – institue des barrières mentales et des frontières territoriales dont la catégorie est le respect, la mise à distance.

Je retiendrai que le respect est une relation à soi-même et à autrui. Jean-Paul Sartre provoquait la morale hypocrite de la classe bourgeoise dont il faisait partie en écrivant un texte, La P. respectueuse. Plus récemment, une dame, maîtresse d’un Ministre de la République, impliquée dans une ténébreuse affaire (pour reprendre le titre d’un roman de Balzac) dénonçait les corruptions de l’Etat en écrivant un livre dont je cite le titre « La Putain de la République ». Changement d’époque, changement de sémantique. Je signale au passage que Freud construisait une triangulation de la femme comme objet de désir respecté ou non : mère/prostituée/épouse. Le respect désigne en psychanalyse l’interdit de l’inceste, la mère. La Mère-patrie par exemple. L’insulte et le manque de respect vis-à-vis de la mère sont érigés comme crime de lèse-majesté par la plupart des codes culturels d’honneurs.
La relation à soi et la relation à autrui qui définit le respect exige et suppose un regard de soi ou de l’autre le considérant comme une personne ou sujet. Kant conceptualise l’impératif catégorique de la loi morale « Fais en sorte de considérer l’autre moins comme un objet que comme une personne morale ! ». C’est un impératif et il est catégorique, sans condition. Le respect, je l’avais évoqué, pour Kant est le seul sentiment produit par une cause intelligible, rationnelle. La loi morale assujettit (obéissance du sujet à la loi morale) mais en même temps grandit et rend actif l’homme (liberté du sujet). La loi morale exerce un sentiment d’humilité, le respect, qui en même temps grandit la partie intelligible qui est en l’homme. L’homme pour Kant est à la fois un objet soumis aux affects, aux inclinations pathologiques, mais en même temps, un sujet digne d’être libre et capable de se sublimer vers l’intelligible. Le respect est une forme d’humilité mais en même temps une vertu, une force morale qui grandit le sujet.
Au contraire, je l’avais également souligné, Nietzsche critique la morale de Kant dans son renversement du platonisme. La vertu est une puissance, un rapport de forces produisant deux types de morales, celle des esclaves (le troupeau, le collectif de la démocratie) et celle des maîtres (les surhommes). Le respect est le désir de se faire respecter mais par contrecoup, le christianisme invente une moraline, une typologie des valeurs du ressentiment, l’égalité et la fraternité pour empêcher les maîtres d’être libres. La force conservatrice et réactionnaire produit des règles, des normes, du droit, de la morale pour inhiber les désirs de puissance. La civilisation produit des normes, des règles, des pratiques, des interdits pour sublimer les désirs
et les pulsions. Freud puis Lacan explicitent ce point, l’éthique est une suspension calculée par la culture du désir. Les civilisations inventent des codes comme la courtoisie pour faire respecter les interdits.
On conclura en disant que la notion de respect ne se réduit pas à une définition étymologique ; le respect renvoie à des structures de relations, des normes, des pratiques dont les modalités sont définies par des types de société ou des types de cultures dans des expériences historiques singulières. Le respect intériorise des valeurs lesquelles produisent des habitus chez les individus instituant des codes relationnels entre les individus. Ainsi les évitements, les hypocrisies sociales sont nécessaires pour réguler et normer les rapports entre les sujets.
Maintenant, je vais expliquer ce qu’il est possible d’entendre par apprentissage du respect. Les transmissions des valeurs, des pratiques, des normes sont nécessaires pour perpétuer une survie sociale – j’entends par survie sociale, une survie du rapport à l’autre ou du rapport social

B. Définition du mot transmettre ? Transférer est-il transmettre ?
La question de savoir si le respect est une valeur qui se transmet ou est susceptible d’un apprentissage est une vieille problématique de la philosophie. Platon la mettait en oeuvre dans le dialogue portant sur la vertu, le Ménon. La vertu fait-elle objet d’apprentissage et d’acquisition ? Si tel est le cas, elle suppose une définition de son essence. Pour Platon, il existe une idée de la vertu en soi et pour soi qui s’applique à tous les cas de vertus. Aristote contredit l’idée de l’unicité et décrit les typologies de la vertu. La vertu des femmes, du garçon, de l’esclave, de l’homme libre, etc. Je ne tiens pas à entrer dans les systèmes philosophiques et ne retiendrai ici que les systèmes de productions de savoir qui supposent des systèmes de reproductions de valeur.
L’institution, comme la famille ou l’école, ont conceptualisé les cadres des transmissions des valeurs comme le respect. L’école de la république a typifié une transmission des valeurs et conceptualisé un rapport codifié à l’autre dans les règles de vie et dans les programmes d’éducation civique, le « vivre ensemble ». Les systèmes et pratiques des civilisations typifient des normes dont les rites, rituels, procédures sont des modes de transmission. Par exemple, le respect est un maître-mot codifié dans les discours prononcés lors des rites des
échanges dans le monde historico-culturel kanak. Les modes de transmission s’exercent par des procédés oraux, le dressage, le rituel de répétition, la scansion ou itération à ce point que les discours cérémoniels sont codifiés et disent à peu près toujours la même chose, le respect aux ancêtres, aux normes de la nature, aux anciens, aux chefferies, aux clans. La figure de style de s’incliner ou de se courber – donc de se faire humble et petit ou de s’humilier – indique l’entrée ou l’autorisation d’entrée pour des étrangers (les étrangers peuvent être des Kanak non originaires du pays kanak concerné) avant d’entrer dans la Case ou le Pays. La case, le pays, renvoient à des concepts ou catégories toponymiques qui instituent des territoires souvent délimités par des espaces linguistiques. Le respect est une courbure pour indiquer et marquer la hiérarchie de l’hôte. Le clan étranger grandit le clan hôte ou autochtone du lieu. Le respect est l’acte de se faire petit pour grandir l’autre. Respecter dans la plupart des langues kanak indique le champ lexical de se faire petit ou de se courber pour grandir ou reconnaître la grandeur de l’autre. Une anecdote ou un récit transmis par la mémoire
collective orale rapporte qu’Aman, le grand chef des Poyes (région de Touho) au XIXe siècle, de très grande taille, s’était assis le premier dans le bureau du gouverneur Repiquet, très petit de taille. L’anecdote est trop belle et trop parlante pour ne pas la signaler. Alors que le geste kanak est respectueux, il est considéré comme effronté et insolent de la part des codes hiérarchiques occidentaux. Le Chef kanak ne devait s’asseoir qu’après que le gouverneur lui en avait donné l’autorisation.
Revenons sur les distances spatiales des pays kanak. Les liens des jonctions ou des communications se font par des réseaux d’alliances, des chemins qu’autorisent les règles de mariage, d’adoption ou des pactes. Par extension, aujourd’hui, le peuple kanak typifie la Nation par la métaphore ou l’emblème de la Case qu’on trouve au premier plan du soleil, la flèche faîtière est plantée au somment de la Grande Case, la Case de la chefferie. Par métonymie, figure de style où le tout est représenté par la partie, la Case symbolise le Pays
kanak.
(proposition pour le futur drapeau conjuguant l’identité nationale en cours : mixer la flèche faîtière avec le symbole de la Maison calédonienne, par exemple ? Mais je suspends les initiatives impromptues pour le moment.)
Le respect est transmis par des réitérations, des intériorisations constituant la mémoire collective orale, notamment les règles des structures de parenté. Là, il faudrait faire et opérer une recherche linguistique et ethnologique pour montrer comment les langues et les pays kanak indiquent et connotent les relations de parenté : les parentés à interdits, les parentés à plaisanterie. J’indiquerai aussi que les affronts, les insultes, les trahisons et transgressions que typifient les récits kanak mériteraient une étude serrée et précise. En effet, il serait intéressant d’étudier de près les perceptions des catégories d’héroïsme par opposition aux tours de
traîtrises perçus comme des valeurs de force qu’on respecte. La ruse, le tour joué aux autres pour tromper et trahir, perçus par exemple au siècle dernier par les militaires français comme une forme de lâcheté sont perçus par les guerriers kanak comme une forme de ruse et d’habileté. A ma connaissance, sauf erreur de ma part, seul Alban Bensa l’a fait dans un article portant sur les leaders et les chefs dans la littérature orale kanak. C’est une étude et une recherche qui seraient utiles pour comprendre à la fois les mécanismes des transmissions des valeurs et les perceptions de celles-ci dans les codes de valeur. Un acte considéré comme
blâmable et méprisable pour un Européen sera considéré comme un tour de force et une ruse faisant l’objet d’une admiration : « Il a gagné ! Il lui a bien joué un tour ! » On rit et on applaudit la célérité, la ruse, la vélocité, le coup, considérés comme un tour de force.
Mais discernons les différenciations concernant les transmissions des codes et procédés des savoirs et valeurs ; il existe des différenciations entre l’institution scolaire et l’institution ritualisée des échanges :
a/ la durée (scansion du temps continue et itérative) par opposition aux temps séquentiels du temps scolaire
b/ le rite (la parole ou le sermon moral) par opposition aux consignes et règles des énoncés dans le déroulement de la classe
c/ la finalité (respect des règles hiérarchiques pour entretenir et perpétuer des réseaux) par opposition à l’égalité ou la soi-disant autonomie de l’élève
Ces points et ces aspects sont suffisamment fondamentaux et importants pour mériter des études dont une partie a été faite par des praticiens et des acteurs locaux. Ce domaine d’investigation d’une anthropologie culturelle ou de l’éducation dont les objets me paraissent plus qu’aujourd’hui incontournables sont nécessaires pour décoder les structures des comportements des enfants et élèves situés aux niveaux de perception du réel différenciés.
Situés aussi aux frontières ou aux intersections des deux systèmes de transmissions des valeurs, l’école et le milieu ou l’environnement de celle-ci.
Le système d’apprentissage par excellence du respect, c’est bien entendu le système éducatif obligatoire. Cependant, en Nouvelle-Calédonie et probablement en France métropolitaine également, les valeurs instituées par les programmes scolaires supposent que les contenus à définir tiennent compte d’une mutation des techniques, des pensées, des savoirs et des valeurs. Les valeurs se transforment ou plus exactement les productions des valeurs prennent d’autres formes et modalités aujourd’hui.
La société, ou le type de société, en cours de constitution en Nouvelle-Calédonie n’est pas épargnée par les mutations des règles du marché, dénommées par les Américains, globalisation, et par les Européens, mondialisation.
Je voudrais citer un extrait d’un propos dense et concis d’un acteur kanak disparu rapidement à l’âge de 40 ans, Raphaël Pidjot, alors PDG de la SMSP. Ce texte est une préface écrite dans le dernier des quatre tomes de l’excellent travail dirigé et coordonné par Gilbert Bladinières, Chroniques du pays kanak et s’intitule « une société en devenir ». Je ne vous cite que les premières lignes de ce texte pour mettre l’accent sur ce que Raphaël Pidjot appelle « la vision de l’autre ». La vision de l’autre est un des paradigmes du changement des mentalités : À l’aube du troisième millénaire et de la mondialisation des échanges, comment les sociétés traditionnelles, telle la société kanak, peuvent-elles tirer leur épingle du jeu et assurer leur survie sociale ? Jean-Marie Tjibaou disait : « Notre but est d’affirmer les richesses de nos propres modèles et de laisser grand ouvert pour nous, l’éventail des choix culturels permettant aux gens de construire une personnalité. »
Aujourd’hui, la société kanak est confrontée à une double contrainte, celle de s’émanciper dans son environnement propre et de s’insérer dans la mondialisation, sous peine d’une marginalisation accrue.
Ce pari est rendu complexe, car l’uniformisation des systèmes de valeurs à l’échelle de la planète s’impose à tous et partout.
Toute société qui se soumet à l’assistanat où la dépendance extérieure est vouée à l’échec ; a fortiori, celle qui maîtrise ses leviers économiques et négocie ses interdépendances est une société en devenir. De ce point de vue, l’accord de Nouméa offre un cadre dynamique qui peut faciliter les mutations économiques, sous réserve que le discours se traduise dans les faits et que l’intérêt général des populations soit bien compris.
La première mutation à faire valoir est dans les mentalités, dans la vision de l’autre.
« La première mutation à faire valoir est dans les mentalités, dans la vision de l’autre ». Je souligne, surligne, et met en exergue, cette dernière phrase la considérant comme un énoncé recoupant notre problématique : Comment enseigner les valeurs en cours de transformation dans une société en mutation ou en devenir ?
La double contrainte produit un risque de marginalisation de la société kanak se traduisant par une perte des repères et une exclusion de l’autre, un non rapport à l’autre, un manque de respect au sens d’une absence de distanciation entre les communautés. Trop de distanciation empêche le rapport à l’autre. Inversement, aucune distanciation produit du conflit. Un juste milieu entre le proche et le lointain.
Je vais ici donner quelques indicateurs et proposer une typologie de ces risques où le recours au mot respect revient comme une arme stratégique de désir de reconnaissance. J’insiste sur le fait précis et suivant, à la différence des sciences physico-mathématiques, de la vie et de la terre – sciences dites à tort « exactes » - les sciences dites à tort « humaines » doivent considérer la situation historique d’un type de société – les mutations des valeurs – avant de proposer un contenu disciplinaire et des modalités pratiques de transmission des valeurs. Il est plus facile de réfléchir sur les modalités didactiques de transmission des disciplines déjà constituées (sciences mathématiques) que sur des disciplines dont les objets sont en cours de
constitution notamment les contenus des valeurs morales, éthiques et sociales elles-mêmes en
cours de négociation, discussion et contestation.
Cependant, du fait de la vision de l’autre et de l’urgence à penser ce rapport, il y a une nécessité de savoir si la transmission de certains contenus disciplinaires ne s’impose pas aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. Je voudrais maintenant expliquer l’urgence et la nécessité de transformer les regards et les « mentalités », concept de « mentalité » à modifier tant il renvoie aux usages possibles de stéréotypes et de structures cognitives purement fictives ou culturalistes. Le fait de vouloir comparer les structures cognitives ou mentales des enfants océaniens aux structures cognitives ou mentales des enfants européens oublie une chose : ces structures cognitives n’existent que dans la structure mentale des sciences humaines, c’est une
fiction.
Je pose la question de manière directe : Pourquoi aujourd’hui y a-t-il urgence en Nouvelle- Calédonie d’enseigner à l’école dès le cycle 1 des valeurs de réciprocité, d’échange, de rapport à la règle, en somme de sujets acteurs de la distanciation dans leur rapport à l’autre ?

C. Comment contribuer à transmettre la valeur ? Devons-nous le faire ? Dans quelle
mesure ?
D’abord, je pars d’un constat factuel : en sourdine, il existe au quotidien une montée en puissance de l’exclusion de l’autre ou du non-rapport à l’autre. Le racisme, la ségrégation socioéconomique, ou l’exclusion du même dans le même par un ghetto ou un apartheid feutré des destins sociaux et scolaires. Les forums de discussions, les conflits perpétuels et permanents au niveau politico-syndical, les incidents classifiés à la rubrique des médias de «faits divers» indiquent une montée en puissance des rapports conflictuels et violents dont les études quantitatives et statistiques de l’inserm ont mesuré l’ampleur de dérégulation du
rapport social notamment dans les violences dites conjugales.
Il n’est pas faux de dire que le rapport interculturel à l’autre prend les formes exacerbées de racisme, facteur de risque de déséquilibre dans les rapports intercommunautaires. Les conflits politiques sont souvent articulés sur les conflits intercommunautaires.
J’ai pu constater qu’à plusieurs reprises dans des contextes situés de manière précise, le rapport de force recourt à l’alibi du respect ou à la légitimé des systèmes et productions de valeurs. Le respect devient une valeur stratégique à partir de laquelle les locuteurs calculent des jeux de positionnent et placent leurs légitimités respectives. Je vais prendre deux échantillons restreints faute de pouvoir produire une étude détaillée et minutieuse sur la question. Encore une fois, le cadre d’une recherche est nécessaire. Ces deux exemples ont une valeur type.

Exemple 1 : Lors d’un des derniers conflits «politico-syndicalo-coutumiers» autour de la gestion d’Aircal, chaque protagoniste légitimait son action en recourant au mot de «respect» démontrant d’une part que le respect est avancé comme une production de valeurs et que d’autre part, l’action voulait être rendue légitime et fondée. En effet, alors président de l’USTKE, M. Jodar justifiait les actions et modélisations des actions directes en occupant les avions sur l’aéoroport de Magenta comme le fait que l’USTKE était un syndicat qui se faisait respecter et qui était dans le droit syndical. Pour expulser manu militari les occupants, M. Dassonville, préfet et Haut Commissaire de la République, alléguait que l’ordre républicain et la sécurité civile devaient être respectés. Insulté par des graffitis obscènes et des banderoles des manifestants citant son nom, M. Naisseline, PDG d’Aircal, recourait à son statut de Grand Chef du district de Guahma pour demander l’emprisonnement de M. Jodar qui manquait de respect vis-à-vis de la Chefferie et de l’ordre hiérarchique coutumier. M. Gomès en tant que président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie évoquait à son tour, sollicité par les demandes insistantes de l’USTKE pour régler le conflit de l’entreprise, le respect de la Nouvelle-Calédonie, le président du gouvernement devait rester à sa place. Ce qui était original dans ce conflit était le conflit des interprétations des valeurs autour du mot « respect ». Le respect se posait en rapport de puissance entre les légitimités et les légitimations. On pourrait faire la même description autour du livre de M. Néaoutyine, L’indépendance au présent qui n’a pas apprécié de se faire insulter par des militants de l’USTKE et de l’UC à Koné lors de la visite du président de la République, Jacques Chirac en juillet 2003. Si vous lisez l’ordre de la composition du livre vous pourrez constater qu’il s’ouvre avec la catégorie de respect et finit par le respect au sens de « redouté » et de « distant ».

Exemple 2 : La plupart des discours dits coutumiers avant de dire quoique ce soit invoque la catégorie de respect. Le respect fonde et structure la hiérarchie entre les ancêtres, les anciens et l’ordre d’arrivée historique et généalogique des clans. Le respect est une puissance mettant des distances hiérarchiques nécessaires pour le bon déroulement de l’ordre des choses. Une grande partie des récits kanak réfèrent à un désordre actuel dans le clan ou les polémiques par une transgression des distances et à un manque de respect vis-à-vis de l’ordre : insultes, transgressions des règles hiérarchiques des échanges (une tortue péchée et mal découpée, c’est-à-dire mal distribuée, une traîtrise d’un animal totémique qui se venge et qui explique l’actuelle dispersion et organisation sociale des clans, etc.) Le respect devient normatif et indique les inflexions des pratiques et des actions. Je vous cite un extrait d’un propos tenu par Moïse Pwayili Hwala, un thérapeute kanak en langue fwâi traduit par Gilbert Kaloonbat Tein : La base, le début de tout ça, c’est le respect. On ne peut pas parler de nature et de culture si on ne parle pas de l’homme qui est le trait d’union
– par moment très maladroit et même mal élevé de temps en temps – entre ces deux notions. On n’a fait que détruire, désorganiser, désorienter (...) le début de notre manière d’être, c’est le respect. C’est ce qui est audessus de tout. Depuis nos ancêtres jusqu’à maintenant. Toute sorte de manières de faire viennent se greffer dessus. Tout ce qu’on peut faire pour gagner sa vie, les travaux qui ont un rapport avec l’habitat, les travaux
qui concernent la reconstruction du pays, pour l’école, pour le sacré, tout est basé sur le respect. Cela c’est la vie depuis nos ancêtres. Tout cela, c’est devenu comme des branches. Si nous ne sommes pas en possession
de cela, tout cela va disparaître demain. Ils vont entreprendre un autre chemin et jusqu’à aller se couper de nous. L’homme peut mourir avant la fin du travail à accomplir. Tout est basé sur le respect d’autrefois, sur les
règles et mesures de vie. Le tronc de la vie de ce pays, c’est celui-là.
Comme le poteau central de la case. Moïse Pwayili Hwala traduit par Gilbert Kaloonbat Tein.
À l’occasion de sa traduction, Gilbert Kaloonbat Tein propose l’explication suivante, les concepts de « règle et de mesure de vie » sont rendus par le terme de la langue fwâi de hneng. Ce mot renvoie à la norme qui sert à mesurer le chemin de la vie. Il serait à relier à la « politique des ancêtres ». Christine Salomon, dans son livre Savoirs, savoir-faire et pouvoirs thérapeutiques, éclaircit ce point dans le chapitre, Aux origines, et recourt aux concepts de langue paicî et de langue ajië désignant ce que le français transcrit et traduit par « ancêtres ». Le respect est une reconstruction idéale de la société par les interlocuteurs. Mais il revient comme le principe sur lequel doit se fonder toutes choses : travail, décision, action, investigation, etc. En ce sens, la prohibition de l’inceste est une forme de respect dérivée de la politique des ancêtres.
Ces deux exemples-types indiquent une des difficultés actuelles en Nouvelle-Calédonie : les conflits d’interprétation autour de la valeur-respect qui rendent difficiles une structure politique stable fondée sur un rapport durable. Ils indiquent aussi la nécessité d’instituer des normes typifiées par la valeur-respect pour sublimer les pulsions de mort, racismes, haines de l’autre, schèmes cognitifs rétrogrades, etc. Je n’ai pas le temps de tracer une typologie des formes de violences ; ce travail ethnographique pourrait être fait.
Mais surtout, ils constituent des obstacles matériels et idéels à la constitution et construction du destin commun, mot d’ordre de l’Accord de Nouméa. Vous voyez et constatez que je ne suis pas l’auteur de l’opposition entre « respect » et « destin commun » mais la situation historico-politique rend tendu le rapport à l’autre. Je voudrais indiquer qu’il me paraît nécessaire que l’action scolaire contribue à modifier les formes de rapport à l’autre. C’est de l’ordre d’une nécessité éthique. Surtout aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. La construction équilibrée du rapport politique intercommunautaire suppose des apprentissages fondamentaux à la vie civile et citoyenne dès le cycle 1. Je montrerai en quoi et comment en conclusion mais je vais préciser les sens multiples et implicites du concept et la notion indéterminée de destin commun avant de conclure sur les pratiques possibles des acteurs du système éducatif

D. Destin commun mis en rapport avec le respect
Je donne raison à Freud et Lacan, tout être n’est pas digne d’être aimé ou ce qui revient au même d’être respecté. Le respect suppose un exercice éthique pour devenir digne du respect.
Le lieu, le statut, la naissance ne sont que des propriétés accidentelles et contingentes et n’impose pas le droit et le devoir de s’incliner. Le respect se mérite et s’apprend et suppose une forme de contrainte, obligation morale et apprentissage. Quel rapport avec le destin commun ? Le destin commun se construit et se pense sinon il n’est qu’un mot d’ordre.
J’entends mot d’ordre au sens conceptuel d’énoncé imposant un rapport de pouvoir dans le langage : voici ce que vous devez savoir disent les médias, voici ce que vous devez faire, disent les programmes. Le destin commun s’il n’est pas pensé et reformulé par les concernés est subi comme un mot d’ordre : les programmes scolaires nous disent que nous devons construire le vivre ensemble donc nous appliquons les programmes sans penser les pratiques, les transmissions et les contenus. L’accord de Nouméa doit transférer les compétences donc nous appliquons les mots d’ordre sans comprendre si transfert équivaut à transmettre ou ce qui revient au même, là je cite de nouveau ce que disait Raphaël Pidjot en 1999, un an après la mise en place de l’accord : « sous réserve que le discours se traduise dans les faits et que l’intérêt général des populations soit bien compris. »

Le destin commun est le mot d’ordre de l’accord de Nouméa comme le rééquilibrage fut celui des accords de Matignon-Oudinot. Je pense que ce qui est entendu par «destin commun» renvoie à trois choses distinctes et pourtant ces trois choses ne sont pas disjointes :
1. Le destin commun au niveau du processus politique mis en place depuis la signature de l’accord de Nouméa constitutionnalisé signifie un possible transfert de la souveraineté de la République de France vers la Nouvelle-Calédonie. La souveraineté, concept indivisible selon la Constitution, devient partageable entre la République de France, représentant le peuple de France, et la Nouvelle-Calédonie transformée du même coup en une souveraineté, constituée d’un peuple calédonien dont le statut de citoyen pourrait alors devenir national. Le peuple kanak avec les communautés distinctes peuplant la Nouvelle-Calédonie constitueraient une Nation ayant une souveraineté internationale à part entière. La puissance de décision appartient en
propre aux citoyens de la Nouvelle-Calédonie avec l’accord de l’Etat, encore propriétaire de la souveraineté. En commun, le destin politique appartient aux citoyens calédoniens.

2. Le destin commun renvoie ainsi à une possibilité et à un pari politique sur le devenir ou la mutation de la vision de l’autre. Le regard du peuple kanak changera-t-il ou se modifiera-t-il vis-à-vis des autres communautés, essentiellement, les anciens maîtres et propriétaires, petits ou grands colons d’hier. Le regard des anciens colons devenant dans la durée des Calédoniens distincts des Français métropolitains changera-t-il vis-àvis du peuple kanak mais aussi vis-à-vis d’eux-mêmes ? Il est possible de dire également que les rapports de reconnaissance conceptualisés par la syntaxe démographique des statistiques de « sentiment d’appartenance » ou encore de «communauté de destin» inclut les rapports intercommunautaires sachant que comme l’affirme dans sa langue de cadre de l’Etat, Alain Christnacht, je le cite, la «situation démographique comparée des communautés ethniques est à la racine des problèmes politiques de la Nouvelle-Calédonie contemporaine» (Christnacht, 2004 : 30). Il faut comprendre toute la complexité des différenciations de peuplement et des contributions ou apports dans la douleur des civilisations constituant le peuple actuel.
Cependant, il existe un fondamental incontournable qui n’est jamais traité ni conceptualisé ou seulement esquissé, comment les communautés ethniques peuventelles se convertir en peuple d’une part, et d’autre part, le peuple kanak peut-il ou non constituer avec l’autre peuple ou ensemble des communautés un seul et même peuple ? Je crois que la notion indéterminée de destin commun sous-entend ces implicites historico-culturels difficiles à saisir et à expliciter pour des raisons d’ordre politique et historique. C’est ceci que Raphaël Pidjot dénommait « mentalités ».

3. Troisième et dernier sens du mot «destin commun», consécutif et corrélatif des deux premiers sens, comment pratiquer au quotidien le devenir du destin commun. La pratique de la citoyenneté est l’autre modalité civile et civique. Mais elle est souvent réduite aux droits politiques et économiques, le droit de vote et du travail (emploi local – le plus souvent emploi localisé et localisateur de la part de toutes les communautés y compris les métropolitains). Le devenir citoyen suppose une pratique, une transmission des valeurs et une force de conviction. Les programmes scolaires de l’enseignement du premier degré indique les ordres du possible : « vivre et construire ensemble » ; je suspendrai ce point, le traitement par l’école, pour une autre conférence.
Où se situe le rapport entre respect et destin commun ? Dans la situation singulière expérimentée aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. Là est toute la problématique actuelle et toute la difficulté à cibler avant de se ruer dans des débats, des colloques, des recherches dont le bien fondé serait l’utilité pragmatique d’apporter des outils, des cadres, des structures allant dans le sens du devenir ensemble, partagé, et échangé au quotidien. (Par exemple, M. Wapotro remarquait à juste titre que les assises du colloque sur l’école de la réussite de 2003
avait programmé un centre pluridisciplinaire de recherches qui n’a toujours pas été mis en place). J’entends par respect deux modalités précises et deux seulement :

1. Une forme sociale à construire au quotidien pour distancer les risques de communautarisme ou devenir rigide des communautés se divisant avec les autres et accentuant les logiques internes de « familialisme », une forme de civisme au sens puissant de construction du rapport politique entre les communautés de telle sorte que chaque communauté conserve son identité tout en partageant celle-ci avec l’identité nationale en cours de constitution et de construction. Le respect n’est pas le mélange ou la fiction de la mixité ethnico-culturelle comme palliatif aux racismes et aux cloisonnement. La fiction n’existe que dans quelques romans calédoniens dont le romantisme oublie une chose, l’amour peut se transformer en son contraire, la haine de l’autre. Examinez les faits divers où les conflits racistes prennent source dans des conflits paranoïaques de jalousie. Le respect s’exerce en force morale à faire respecter des valeurs hautes existant dans chaque civilisation. Par exemple, la solidarité du partage dans les réciprocités des échanges du monde océanien, ou la valeur de liberté constitutive de la grande philosophie politique française, Rousseau, les révolutionnaires français par exemple, etc. La forme sociale à construire dépend de chacun au quotidien. Je dirai que les communautés distinctes ont droit de conserver leur histoire, leur culture, leur patrimoine tout en participant à une construction d’un peuple multinational, chose que récuse ou ne réussit pas encore à faire la France sur le
sol hexagonal.

2. Les pratiques des systèmes scolaires ont un acte révolutionnaire à jouer tout en restant conservatrices dans le fait de transmettre des fondamentaux destinés à tous, pas qu’aux élites européennes. Destinés à tous pas qu’aux élites fussent-elles les élites de la République. Les pratiques doivent élever chacun vers les acquisitions des fondamentaux – forme didactique du destin commun – avoir une place distincte et respective dans l’espace en cours de construction. Le respect est une valeur certes monnayable dans les programmes des sciences humaines mais praticable par chaque acteur du système éducatif. Je vais conclure sur ce point en accentuant un point, la conviction à faire ce travail. Il est impossible de parler de respect en soi et pour soi. Le
respect est forcément relation avec ou, à l’autre. Ainsi, l’enseignant travaille avec les élèves et respecte leur devenir, leur évolution en fonction des capacités de chacun. Le respect est une relation constructible toujours située dans un site, la classe. Je voudrais vous citer un courriel que j’ai reçu ce matin d’un ami, Nicolas Kurtovitch, qui ne pouvant pas être présent s’excuse et me dit ces mots auxquels je ne trouve rien à redire : « J’ai du mal avec le mot "respect", tout seul ; j’entends toujours "respect" comme respecter..; quelque chose ou un aspect d’une personne (son corps, son droit à la parole, etc.) ou la totalité de la personne, en tous les cas je ne peux pas prononcer le mot respect sans y ajouter ce que je respecte ou que j’espère voir être respecter.
Ainsi chez les jeunes Kanak au lycée, ils disent notre valeur c’est le respect, OK mais respect de quoi ?, et là ils expriment : de la coutume, des vieux, de la religion etc.
j’ajoute respect du droit à l’étude de chacun donc je pratique le silence dans les couloirs, le respect des efforts de chacun et donc je ne dégrade pas... enfin tu sais tout cela... » Bon, l’ami me prête une connaissance que je n’ai pas plus qu’un autre. Je voudrais conclure rapidement en quelques mots pour ouvrir vers une discussion
cordiale dans les règles respectueuses de l’échange.

Conclusion : La conviction seul outil pratique non monnayable
Ma conclusion sera brève et en deux points. J’avancerai deux préalables avant toute proposition pratique ou pragmatique sur l’éducation à la vie civile et civique.

1. Il est impossible de dissocier une pratique instituée par le système éducatif sans prendre conscience de la situation politique actuelle de la Nouvelle-Calédonie. Aucun contresens possible. Je n’entends pas par conscience de la situation politique de la Nouvelle-Calédonie le fait d’appartenir à un parti ou de s’inclure dans une partition politique – chacun est en droit d’avoir ses convictions politiques ou religieuses.
J’entends le fait d’avoir une conviction dans l’apport ou la part à apporter dans le devenir surtout comme acteur dans un dispositif de savoir-pouvoir comme l’école.
Tenir compte de la différenciation et du devenir de chaque élève ne surseoit pas à l’égalité des chances et à la transmission des fondamentaux. Avoir conscience de la situation politique actuelle signifie tenir compte du contexte pour respecter qui ? quoi ? le devenir des enfants-élèves du premier degré, les adolescents-collégiens et lycéens du secondaire, les jeunes femmes et hommes étudiants de l’université qui sont des sujets supposés apprendre et savoir. Sans la conviction intime de considérer les élèves en sujets, il n’est pas la peine de mobiliser des sommes d’énergie et de travail pour changer les mentalités. Ceci peut se traduire dans une pratique singulière de classe : comment faire pour que les sujets dans un contexte singulier puissent
apprendre et acquérir des fondamentaux ? Je sais bien que ce que je vais dire va à contre-courant de la mode, mais cela suppose une passion de la raison, une passion du savoir pour contrer toutes les formes insidieuses d’obscurantisme dont les noms sont légion. Un professeur peut très bien faire la classe en respectant les normes bureaucratiques sans tenir compte des vitesses, des différenciations des apprentissages par exemple.

2. Le respect est une valeur qui s’apprend sous deux conditions ou deux modalités, ou encore deux exercices :
A/ Les programmes scolaires : l’éducation à la citoyenneté, l’histoire-géographie, la littérature, les langues, etc. La littérature est une excellente expérimentation des valeurs. En Nouvelle-Calédonie, il reste à fabriquer en trois années un manuel d’éducation à la vie citoyenne tenant compte des mutations des valeurs de la société en cours. On pourrait en discuter si vous le souhaitez.
B/ L’institution des formes critiques des apprentissages pour exercer les élèves aux comparatismes et aux rapports à l’autre, les valeurs d’entraide et de coopération sans diminuer les performances individuelles. Les transmissions transversales des savoirs, transversales en deux sens, l’interdisciplinarité entre les domaines séparés (sciences humaines, sciences biologiques, physiques et mathématiques, sciences littéraires, sports et arts, etc) dans la manière d’enseigner (construction des conflits sociocognitifs, projet d’école organisé autour des mobilisations des disciplines et faisant appel aux pratiques culturelles kanak par exemple, pas que les langues, je précise). La pratique en tant qu’acte civique dans le système éducatif, tout simplement, construire
et préparer une séquence en tenant compte des élèves, au moins, faire son travail dans les règles de l’art. Cela suppose quelque chose qui ne s’apprend, une conviction.