lundi 5 juillet 2010

Les valeurs de l'école calédonienne: le respect


NB : CE TEXTE EST LE SUPPORT D’UNE INTERVENTION ORALE FAITE DEVANT LA COMMISSION DU DÉBAT SUR L’ÉCOLE À TITRE D’AUDITION. IL N’A PAS VOCATION À ÊTRE PUBLIÉ MAIS À PROPOSER DES PROGRAMMES DE TRAVAUX NOTAMMENT SUR LA CONSTITUTION ET L’ÉCRITURE D’UN MANUEL SCOLAIRE D’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ DE LA NOUVELE-CALÉDONIE TENANT COMPTE DES VALEURS, INSTITUTIONS ET PRATIQUES LOCALES. CE TRAVAIL EXIGERAIT UNE DURÉE DE TROIS ANNÉES ET SERAIT UN TRAVAIL COLLECTIF.


Les valeurs de l’école calédonienne : le respect
Par Hamid Mokaddem

Je vais articuler mon propos autour de quatre points dont le dernier concerne directement le respect du moins les propositions de transmission des savoirs et des valeurs dans le dispositif éducatif.
Je vais d’abord décrire le dispositif et les pratiques que nous nommons « école » dans le contexte historique de la Nouvelle-Calédonie et décrire la singularité du système éducatif de la Nouvelle-Calédonie. Ce premier point est nécessaire pour clarifier la complexité et la singularité de la géographie cloisonnée et culturelle des écoles calédoniennes sans parler des clivages et répartitions des milieux scolaires. J’expliquerai ce qu’il est possible d’entendre derrière le vocable d’école.
Dans le deuxième point, je parlerai de la séquence politique Nouméa dans laquelle est inscrite et orientée l’école par un mot d’ordre, celui de destin commun. Je propose de rendre compte des orientations, des scansions, des logiques constituant la séquence politique Nouméa processus dans lequel nous sommes tous inscrits jusqu’en 2019. Afin de comprendre le sens de l’école en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui.
Dans le troisième point, je décrirai les grandes lignes des deux systèmes et formes culturelles en présence, le système kanak et le système occidental autour des pratiques, techniques et représentations autour de la notion de respect. On peut appeler ceci les deux formes culturelles du respect.
Enfin, je tracerai une sorte d’évaluation sommaire sur les pratiques et programmes mis en place et proposerai un certain nombre de choses autour des pratiques, des normes (programmes et manuels scolaires) et des valeurs (jeux, didactiques et apprentissages).

Je prends la responsabilité pleine et entière de mes propos et assume complètement les risques de cause de déplaisir, de mécontentement ou de signes d’impatience que pourraient susciter ce que je vais dire. Dans l’archipel aux histoires segmentées, aux difficultés d’ouverture, au passé non cicatrisé, aux pressions des logiques des groupes et aux nuisances des rumeurs, la construction de l’esprit critique passe presque souvent pour polémique ou attaques personnelles. Il me semble que nous devons nous remettre en question et accepter de regarder le réel en face si nous voulons réussir à construire un espace public où chaque logique culturelle trouve une place.

1. Qu’est-ce que veut dire une école calédonienne ?
De quelle école parlons-nous dans le syntagme « école calédonienne » ? Qu’entend-on au juste par école ? Je voudrais clarifier et proposer quelques définitions liminaires. Parler d’école calédonienne et non d’école en ou de la Nouvelle-Calédonie suppose une singularité du système éducatif disposé dans le territoire. Laquelle ? Je vais essayer de répondre à cette question difficile. Supposant qu’il existe une singularité propre à l’histoire et à l’anthropologie du dispositif éducatif.
L’école réfère à une institution dont une des missions est de transmettre des savoirs. Mais le substantif est trompeur. Il suppose une homogénéité de la structure laquelle n’existe que dans l’idée. Il y a d’abord une différenciation systémique entre l’école maternelle, l’école primaire, le collège, le lycée, les enseignements post-bacs, l’université, les classes préparatoires, sans mentionner une singularité du système éducatif français, les Grandes écoles. L’école est une institution mais également un dispositif articulant savoir et pouvoir avec des normes, des réglementations, des technologies politiques sans mentionner des pratiques transmissibles dont les formations sont dispensées par des instituts universitaires et professionnels. Parler de l’école au singulier est trompeur. Par ailleurs, l’école en Nouvelle-Calédonie est une transplantation dont l’histoire coloniale a été plus ou moins bien écrite mais dont l’histoire post-coloniale est encore à penser et à écrire malgré les obstacles et difficultés. Il est possible de dire que l’école propre à l’histoire du système éducatif calédonien obéit à une répartition entre des clivages, écoles destinées au processus d’acculturation des populations indigènes et écoles destinées aux populations non kanak, elles-mêmes réparties entre grands et petits colons. La période classifiée de coloniale par les historiens fait place à la suppression des mesures assujettissant les indigènes et les sujets des colonies importés pour la main d’Œuvre et ouvre une porte étroite aux sujets de l’empire colonial dans le système éducatif européen. La répartition des dispositifs scolaires obéit aux logiques historiques des peuplements coloniaux et post-coloniaux. La plupart des élites kanak sont longtemps passés par les séminaires avant qu’une entrée des Kanak ne se fasse dans le système éducatif européen. Je crois que nous ne devons pas perdre de vue que les peuplements coloniaux et post-coloniaux configurent l’espace politique actuel. Longtemps, le dispositif scolaire fut normé, conçu et pensé à partir du dispositif hexagonal disqualifiant ou pénalisant les trajectoires scolaires des enfants kanak. Longtemps et probablement encore maintenant, les différenciations furent structurées par ce dispositif transplanté produisant ce que les sociologues lors des années quatre-vingt dénommèrent une translation de la structure des chances reproduisant le modèle hexagonal. Les choses se modifient en apparence ; l’enjeu véritable se situe également dans la possibilité de faire en sorte que le peuple kanak puisse composer un rapport politique avec l’ensemble des autres communautés peuplant l’archipel.
La singularité de l’école calédonienne est dans une fiction, un pari, ou un vœu pieux, faire en sorte que celle-ci constitue une chance politique pour la destinée de l’archipel. C’est dans ce dispositif que la notion de respect est à construire, penser, et méditer pour construire un rapport politique équilibré. Je préciserai ce point de la manière suivante. Les pratiques, les règles, les techniques autour des valeurs et plus précisément autour du respect, sont différenciées dans la dimension diachronique, l’histoire segmentée et plurielle des peuplements et dans la dimension synchronique, les formes culturelles kanak et occidentales de la valeur-respect. Le propos est de savoir si l’interculturalité est d’une part possible, et d’autre part, enseignable. Avant de répondre aux questions pragmatiques, « comment faire » ou tout simplement « comment », nous devons comprendre notre propre rapport à aujourd’hui et clarifier ce qui est entendu par « destin commun » traduit dans les programmes scolaires de l’enseignement du premier degré par la consigne du « vivre et construire ensemble ». Je passe au deuxième point, la séquence politique actuelle et le mot d’ordre ou devise de destin commun.

2. Vivre et construire ensemble, l’inscription de l’école aujourd’hui dans la séquence politique Nouméa
Les accords politiques successifs scandent le rythme et la destinée au quotidien de la Nouvelle-Calédonie. Je crois que les accords sont des pactes ou des traités entre trois forces représentant trois légitimités politiques inscrites dans des mouvements historiques corrélatifs aux histoires plurielles et segmentées du peuplement de l’archipel. Il me semble que comprendre ces trois légitimités permet de comprendre les systèmes différenciés des valeurs. La France représentée par la souveraineté de l’Etat, la Kanaky représentée par le mouvement nationaliste kanak dont on aurait tort de croire que ce mouvement constitutif du peuple déclinerait au vue des clivages internes du FLNKS et le mouvement conservateur au sens de voulant conserver un lien avec la République de France incluant l’ensemble des communautés peuplant depuis 1853 l’archipel. Etant entendu que les mouvements peuvent inclure des individus s’identifiant moins à un peuple qu’aux communautés dites ethniques. Certains Kanak se disent appartenir à une communauté mélanésienne incluant le peuple calédonien ou le peuple français. Plus rares sont les sujets non kanak qui s’identifient au peuple kanak pour des raisons d’hétérogénéité culturelle dont nous parlerons dans le troisième point.

J’entends par séquence politique Nouméa une scansion historique dans laquelle il est question de trois choses distinctes mais pourtant reliées : 1. Un accord entre les trois légitimités politiques sachant que la propriété de la souveraineté appartient à la République française. 2. Un dispositif juridico-politique traduisant un processus de transfert de compétences et 3. Une durée dans laquelle est inscrit l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie transformant les logiques internes et modifiant les perspectives en suspendant la question de la souveraineté.
Dans le troisième sens, il est question d’une possibilité, l’apprentissage progressif et difficile d’une interculturalité, faire en sorte que les communautés, les peuples, les sujets puissent échanger entre eux des valeurs culturelles. Que doit-on comprendre par destin commun contemporain de la séquence politique de Nouméa ?
Au moins, trois choses distinctes et pourtant reliées : a/ étant donné les conflits historiques autour des rapports démographiques inégalitaires entre les différences de peuplement, il s’agit de composer une possibilité de partage de l’espace en cours de constitution. b/ La souveraineté une et indivisible pourrait faire le partage entre peuple constituant la Nouvelle-Calédonie et la France, une souveraineté politique partagée. c/ Une communauté de destin ou comment vivre alors que les différends subsistent quant à la question de la souveraineté et de l’indépendance. Or, le pari implicite est de dire que la durée peut modifier les contentieux et changer les perspectives ; en tout cas, la décision appartient en propre aux acteurs en présence et non plus aux acteurs pris dans des enjeux des conflits électoraux hexagonaux.
Il n’est pas faux de dire que dans ces perspectives, la construction des valeurs communes puisse faire l’objet d’un apprentissage dans le dispositif scolaire. Il n’est pas faux de dire que les respects entre les collectifs sont nécessaires. Mais nous devons nous entendre sur ce que nous dénommons par respect et ce qui est compris comme tel par les formes culturelles en présence.

3. Les grandes lignes des formes culturelles de respect en présence, le système culturel kanak et non kanak
Il existe une sociologie historique des peuplements des autres communautés distinctes des peuples métropolitains. Certains travaux scientifiques commencent à être fait depuis la séquence politique Nouméa. Il est vrai que les formes langagières, les rapports sociohistoriques aux temps et à l’espace ont transformé les sujets peuplant au XIXe siècle la Nouvelle-Calédonie, certes nationaux français, mais ayant une façon de s’inscrire dans le monde distincte des métropolitains. Au même titre que les métropolitains peuvent apporter des savoirs et des savoir-faire et, pour certains, s’investir et devenir autres. Mais la plus grande distinction culturelle provient du premier peuplement de l’archipel, les Austronésiens, devenus le peuple kanak actuel ayant une relation au foncier et au temps constitué par une civilisation et des institutions originales.
J’esquisse en de très grandes lignes les caractéristiques des systèmes des valeurs, des pratiques, des normes et des façons d’évoquer le respect dans le système politique et culturel kanak en le comparant à la notion de respect tel qu’elle est conçue dans le système occidental. Ce sont des descriptions sommaires et schématiques mais indispensables pour discerner les démarcations avant de cerner les convergences. Je partage en grande partie l’énoncé d’Apollinaire Anova écrit en 1965 lorsqu’il analyse et décrit l’insurrection de 1878 comme un conflit d’interprétation et de valeurs culturelles.
Qu’entendons-nous par respect ? Au moins deux choses pas forcément compatibles. Le respect peut être un rapport de force et une mise à distance. On se fait respecter soit par une autorité légitimée soit par la mise en place de dispositifs ségrégatifs soit par des savoirs-pouvoirs. Le respect est aussi une considération et une reconnaissance obligeant à obéir ou à se conformer aux normes et règles. Le respect de la règle du jeu ou de la loi morale sont des formes d’obligations.
Dans les structures hiérarchisées des relations entre clans, parents, le respect est une distanciation obligeant à une forme de courbure ou d’humilité pour grandir l’autre. Par ailleurs, la plupart des récits kanak commencent par dicter la norme ou coutume du respect des vivants ou des hommes vis-à-vis des ancêtres et de la nature. Faillir aux règles de respect des relations hiérarchisées entre ancêtres, nature et vivants, risque de pénaliser les clans. Le point souverain central des organigrammes des clans agence la structure et cohésion sociale des clans et c’est ce qui est traduit et très mal traduit par le concept de chefferies. La parenté inscrit les individus dans des rapports dénommés interdits de l’inceste par les théories analytiques et ethnologiques. Les codes langagiers, comportementaux obéissent à des normes, pratiques voire techniques (horticoles, rituels) articulés autour de la parenté.
J’en profite pour dire que les divisions sexuées du travail et les mobilisations incessantes des groupes de parentés autour des échanges constituent de véritables formes de travail. Or, les enfants sont inscrits dans l’ordre de parenté et l’apprentissage des valeurs et du respect commencent par l’histoire de leur relation, de leur clan et de leur nom. L’ancienneté est une forme de valeur de respect. Alors que les Occidentaux font une crise d’angoisse à l’idée de vieillir, dans le monde océanien, vieillir rajeunit puisqu’il rapproche du monde des ancêtres. Le plus proche des ancêtres est considéré comme authentique et vrai en quelque sorte. Le nom connote une histoire et renvoie à une généalogie ressourcée par rapport aux ancêtres fondateurs de la lignée ou du clan. La dérégulation des normes culturelles provient des déstructurations des rapports sociaux provoqués par la violence dans l’histoire. Il est certain que les normes, règles, pratiques et techniques se sont modifiées et transformées dans l’histoire.
Les formes culturelles de respect dans le monde kanak se caractérisent par des rapports de force, par des prohibitions ou des structures compliquées de parenté élargie, un rapport ou lien au foncier et à des pratiques dont les plus reconnues sont les échanges dits coutumiers et les rituels autour du calendrier de l’igname. Le rapport au temps et à l’espace sont des formes culturelles dont les différenciations valent comme des expériences historiques singulières.

La forme culturelle du respect dans les valeurs occidentales passe par la morale et est articulée autour de règles centrées autour de la personne et de l’individu. Il n’est pas fortuit qu’une des valeurs de l’école de la République soit celle de l’autonomie. Supposant une subjectivation ou une individualisation des savoirs de la part de l’apprenant. Le respect traduit une laïcisation des valeurs religieuses chrétiennes où l’école laïque a institué une religion par une autre, les valeurs républicaines. Le droit formalise le respect en évoquant la limitation des droits des individus entre eux.
Le statut civil de la citoyenneté suppose une relation juridique de reconnaissance de la souveraineté de l’Etat et l’obéissance aux formes de la société civile et de ses institutions. Il n’est qu’à consulter les manuels d’éducation civique pour évaluer le rapport aux institutions mises en place depuis 1789 et le rapport du respect du contrat social sous-jacent à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Maintenant, ces valeurs si différenciées soient-elles sont-elles compatibles ? Si celles-ci ne sont pas compatibles comment peut-on essayer de les réconcilier dans une école calédonienne ?
Je passe ici au stade des propositions et des expérimentations possibles.

4. Pratiques et normes dans les dispositifs actuels
Il est possible de réconcilier les deux formes culturelles. Je dirai même que nous sommes dans l’obligation de réconcilier ces deux formes de culture et de civilisation si on tient à prendre au sérieux ce qui se joue aujourd’hui dans le « vivre et construire ensemble » ; le rapport interculturel à l’autre.
D’abord, je vais être horriblement franc et cruel. Le constat que je puis faire est que les manuels d’éducation à la citoyenneté en Nouvelle-Calédonie sont inexistants et peu efficaces. La plupart des enseignants du premier degré ne pratiquent pas les enseignements en tenant compte de la singularité décrite ci-dessus. Soit parce qu’ils sont démunis au niveau de l’outillage conceptuel soit parce qu’ils n’osent pas du fait du manque d’encadrement soit encore parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans l’enjeu et préfèrent perpétuer l’école de la République.

Je diviserai le corps des propositions en deux, les pratiques et les dispositifs. Les pratiques mettant en place et organisant la transmission des valeurs autour de la catégorie de respect dépendent d’une part des formations/transmissions des savoirs (histoire, sciences sociales, géographie, éducation civique, connaissances du milieu, approche des langues austronésiennes, etc.) et d’autre part de la volonté des acteurs décidant de faire la classe en amenant chacun à partir de sa culture et de son histoire vers l’acquisition des fondamentaux ou des savoirs requis. Cela suppose un investissement qui est évaluable par le corps des inspecteurs notamment. Il est possible d’enseigner le « construire ensemble » dans les pratiques et théories des jeux au niveau sportif et culturel. Le rapport aux autres et le rapport aux conflits et la reconnaissance de la défaite comme culture de soi. La vie est un jeu dont les règles doivent être prises au sérieux.

Au niveau des dispositifs, la constitution d’un manuel scolaire accompagné de fiches didactiques est possible. Ce manuel décrirait les organigrammes des structures sociales kanak, les institutions de la Nouvelle-Calédonie, des recueils de textes kanak en langue française, mais aussi des descriptions des peuples en présence, des textes littéraires calédoniens, de même qu’il inclurait les institutions de la République, l’histoire et les variations du drapeau tricolore, de l’hymne républicain, avec également des fiches techniques. On inclurait les règles élémentaires de prise de parole et de construction des échanges dans le palabre et dans le débat critique. De la même manière, une histoire du drapeau de Kanaky et l’origine des mots « Kanak » pourraient faire l’objet d’un cours. La constitution du vocabulaire et du lexique local pourrait faire l’objet d’une fiche en cycle 3 et dans le secondaire. Par extension, il serait temps également qu’à l’Université, les masters prennent comme objet de mémoire, les séquences politiques contemporaines et que des thèses d’histoire contemporaine soient faites. L’Université doit s’ouvrir vers les connaissances scientifiques de la Nouvelle-Calédonie.