mardi 1 octobre 2013

QUAND UN JURISTE KANAK POSE LE DEBAT SUR LA DECOLONISATION .....

Naku press , pour saluer l'effort affiché derrière cette thèse , publie ci-après le Préface du livre de Léon WAMYTAN issu de sa thèse « Peuple kanak et droit français : du droit de la colonisation au droit de la décolonisation, l’égalité en question » écrit par FABERON

Cet ouvrage de Léon Wamytan est issu de sa thèse de Droit public soutenue devant l’Université d’Auvergne en février 2013. Il en est une version simplifiée, pourtant le sujet en est très vaste : il embrasse l’ensemble du droit français à l’égard du peuple kanak, du droit de la colonisation au droit de la décolonisation ; et il défend une thèse iconoclaste, voulant démontrer qu’en Nouvelle-Calédonie, le droit français sait ignorer l’égalité.
1. Il traite de la colonisation en première partie et de la décolonisation en deuxième partie, donnant l’apparence d’un plan chronologique, mais il s’agit bien d’un plan à idées, tant l’époque de la Libération mérite bien son nom pour les colonies françaises, notamment pour la Nouvelle-Calédonie qui passa alors de l’assujettissement à l’autonomie. Du milieu du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, la colonisation de la Nouvelle-Calédonie a posé un problème à la France qui a peiné à fixer sa politique coloniale de ce territoire des Antipodes. Ensuite, depuis le milieu du XXème siècle et l’avènement du territoire d’outre-mer, l’autonomie est à l’ordre du jour, mais la puissance ex-coloniale, pendant plus de quarante ans jusqu’à 1988, n’a cessé de tergiverser, ce qui fit émerger l’indépendantisme ; et depuis 25 ans, certes ralliée au respect du pluralisme, elle joue avec le temps, institutionnalise les interrogations… De l’assujettissement dans la colonisation à l’autonomie dans la décolonisation, le basculement est complet, mais les hésitations et les incertitudes sont permanentes.
Dans ce paysage, le livre de Léon Wamytan vient apporter un éclairage précis ; dans les mutations et incertitudes évoquées, il a un repère : la mise à l’écart du principe d’égalité, ou peut-être aurait-il pu dire (il ne va jamais jusque-là) : la mise en œuvre d’un principe d’inégalité, d’un principe discriminatoire, un principe général du droit du peuple kanak.
2. L’ambition de cette recherche, qui défend authentiquement une thèse, est servie par son sérieux. Ainsi elle ne tombe pas dans le piège intellectuel consistant à confondre décolonisation et indépendance.
Cet ouvrage ne porte pas sur l’indépendance. Il ne traite même pas de : « Droit de la transition de la Nouvelle-Calédonie vers un État indépendant. » L’auteur a évidemment ses idées sur l’indépendance. Mais ce n’est pas son sujet : il traite de l’instrument juridique de la colonisation et de la décolonisation. Bien sûr, il critique le droit de la colonisation fondé sur les inégalités et les intolérances : qui est pour ? Bien sûr, il affronte les difficultés juridiques du droit de la décolonisation, il explique la complexité de discriminations compensatoires pour le droit français et l’idée d’instaurer de nouvelles inégalités à rebours. Qui est contre, dès lors qu’il s’agit de restaurer le respect dû à tout un peuple, de rétablir la dignité humaine ? Les Kanak disent dans leur langue Go do Kamo : je suis une vraie personne, une authentique personne.
Cette vérité sur cette communauté doit être rétablie en droit et c’est le sujet de cet ouvrage. Il traite du lien entre sujet de droit et humanité, lien nié lors de la colonisation et enfin généralisé par la décolonisation.
3. Le prix Goncourt 2011 Alexis Jenni dit dans son Art français de la guerre : « On ne refuse pas impunément la liberté, l’égalité et la fraternité à ceux à qui on l’a enseignée. » Il a raison, et l’existence de ce livre le prouve bien.
La liberté, l’égalité et la fraternité ont trop longtemps été retardées à l’égard des Kanak, et il aura fallu attendre 2013, il aura fallu attendre Léon Wamytan pour que se tienne la première soutenance d’une thèse de droit d’un Kanak.
Il n’est pas surprenant que cette thèse porte sur le droit français et le principe d’égalité. Mais il ne se limite pas à une simple critique du droit de la colonisation, qui est facile. Il démontre que contourner le principe d’égalité peut aussi être utile pour le droit de la décolonisation. C’est un travail vivant, passionnant et passionné au sens du dictionnaire Robert qui nous dit qu’être passionné c’est avoir « une vive inclination » pour un objet : la passion du droit de Léon Wamytan peut bien se préciser en la passion du droit de la décolonisation.
4. Il est une autre facilité que ce livre ne se permet pas : celle qui consisterait à dire que décoloniser, c’est tout simplement restaurer les traditions d’avant le colonisateur. L’auteur, représentant symbolique du peuple kanak de demain, est de la famille du Grand Chef de la tribu de Saint-Louis près de Nouméa et il sait ce que tradition veut dire. Mais s’il est bon de retrouver sa tribu en 2013 encore, cela n’empêche pas de réclamer par exemple le bénéfice de l’électricité et d’internet pour tous. Alors, je ne crois pas, pour une fois, que Woody Allen ait raison, lorsqu’il dit dans « Harry dans tous ses états » : « La tradition n’est qu’une illusion de la permanence. » Il parle, quant à lui, vous l’imaginez, de la tradition juive qu’il ne supporte plus. Léon Wamytan aurait pu évoquer les jeunes ou les femmes kanak qui trouvent parfois leur coutume pesante, voire dans certains cas, insupportable. Mais contrairement à ce que dit Woody Allen, la tradition n’est pas à mon avis, qu’ « une illusion de la permanence » car nous avons tous des racines (en dépit de ce que Gide disait à Barrès : « où voulez-vous que je m’enracine ? »). Même moi, dont les racines Pieds Noirs ont été coupées, je garde farouchement des racines mémorielles, et je tiens à leur permanence.
D’ailleurs, dans « Harry dans tous ses états », lorsque Harry, joué par Woody Allen, fait cette déclaration, le personnage de sa sœur lui répond lucidement qu’il pense cela parce que, dit-elle, « toute ta vie est nihilisme et cynisme et sarcasme et orgasme ». À quoi d’ailleurs Harry répond « Tu sais qu’en France, je serais élu avec un slogan pareil », ce qui nous ramène à la France et au droit français.
Max Weber, qui s’y connaissait en matière de légitimité, parlait de « l’autorité de l’éternel hier » et évoquait « les coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. »
Ainsi par définition, toute entreprise de destruction des coutumes ne peut être qu’une brutalité traumatisante. Tandis que les intéressés peuvent faire évoluer leurs coutumes et c’est le propre de la coutume de ne pas être immuable : l’ancien droit français disait bien « Coutume se remue ». Le président du sénat coutumier Luc Wéma affirmait lui-même: « la coutume, c’est quelque chose de vivant ».
La Nouvelle-Calédonie de la décolonisation diffèrera notamment du pays d’avant la colonisation en raison des nouvelles racines qui s’y sont implantées. Ce pays à décoloniser dans le pluralisme connaît bien la réalité des traditions, des différentes traditions : permanences, certes, et pas illusions.
Cet ouvrage traite du peuple kanak à l’épreuve du droit de la colonisation et au bénéfice supposé du droit de la décolonisation. Le peuple kanak est restauré dans sa dignité humaine, mais désormais il n’est plus seul. Sa terre est devenue une « terre de partage » comme dit la devise de la Nouvelle-Calédonie. Et si le partage et l’accueil sont tradition kanak, ils ont cependant transformé la terre kanak. La Nouvelle-Calédonie de la décolonisation est complètement différente de celle qui a été colonisée.
Le projet de Constitution de République indépendante de 1987, cité dans ce livre, disait effectivement dans son article 19 que le peuple de cette République « constitue une communauté nationale et pluriethnique, libre, unie et souveraine, fondée sur la solidarité de ses divers éléments. »
Je pense, dans un contexte différent, à la belle formule du préambule de la Constitution de l’Afrique du Sud affirmant : « Nous croyons que l’Afrique du Sud continuera avec tous ceux qui y vivent, unis dans leur diversité. »
5. L’ouvrage de Léon Wamytan attise l’intérêt du lecteur auquel il laisse le soin de prolonger lui-même sa propre réflexion : après le droit de la colonisation, il y a de droit de la décolonisation ; mais après le droit de la décolonisation, que pourra-t-il y avoir? Je viens d’évoquer le prix Goncourt 2011. Le Goncourt 2012 a été attribué à Jérôme Ferrari pour son « Sermon sur la chute de Rome ». Ce livre est basé sur le commentaire par Saint Augustin de la chute de Rome en 410. Saint Augustin a dit : « Le monde est comme un homme, il nait, il grandit, et il meurt. » Jérôme Ferrari affirme : « Bien sûr, les choses tournent mal… Toutes nos vies sont parsemées de cadavres de mondes trahis … »
Il est tellement vrai que les révolutions les plus généreuses ont mené à des lendemains qui, dans le meilleur des cas, déchantent, et dans le pire, régressent dans les goulags et la pratique ordinaire de l’assassinat…
Jérôme Ferrari évoque le sermon sur la chute de Rome de Saint Augustin qui rappelle : « Dieu ne nous a promis que la mort et la résurrection…Tu croyais que Rome ne tomberait pas. Rome n’a-t-elle pas été bâtie par des hommes comme toi ? Depuis quand crois-tu que les hommes ont le pouvoir de bâtir des choses éternelles ? L’homme bâtit sur du sable… Peut-être ne s’est-il rien passé à Rome en août 410 que l’ébranlement d’un centre de gravité ».
Alors remplaçons Rome par société décolonisée : quel nouveau centre de gravité pour le monde d’après ? Quelle société, après la colonisation, après la décolonisation, avec quelle égalité ? Après avoir lu cette thèse sur le dépit d’égalité (au sens du dépit amoureux), comment ne pas penser aux vertus de la liberté ? N’est-ce pas la liberté qui pourrait être le rempart contre la perversion des mondes nouveaux ? La liberté, sans laquelle il n’y a pas de sûreté, avec la sûreté sans laquelle il n’y a pas de réelle liberté ?
N’est-il pas permis de concevoir quelque optimisme à l’égard de notre petit pays de Nouvelle-Calédonie, qui réussit de si grandes choses, dès lors qu’il se consacre à la tolérance, au partage et au pluralisme ? N’est-ce pas le caractère pluriel de la Nouvelle-Calédonie, cimentée par le respect réciproque et les libertés, les libertés identitaires mutuelles, n’est-ce pas cela qui pourrait permettre au droit de la décolonisation de finalement « dépouiller le vieil homme » et d’ouvrir sur une société en cohésion ? Le peuple kanak a résolu depuis 1983 à Nainville-les-Roches de partager son pays. Je ne sais pas si tous les autres réalisent la force d’âme nécessaire pour une telle ouverture d’esprit, qui garantit par exemple ma liberté de vivre à Nouméa, avec mon épouse auvergnate.
D’un autre côté, et ce serait une vision moins optimiste, ne peut-on pas observer que la démarche de type colonial, disons inégalitaire, égoïste, et la démarche de type décolonisatrice, disons tolérante et pluraliste, sont toutes deux dans la nature humaine ? Cela expliquerait qu’il y ait aussi des aspects positifs dans l’entreprise coloniale et aussi des errements trop nombreux dans la décolonisation. Mais cela pourrait nous faire douter de l’avenir…
6. Je crois que la difficulté des décolonisations, c’est la mémoire des souffrances. On ne peut passer à la sérénité que lorsque la mémoire, qu’il n’est pas question de dénigrer, parvient à coexister avec l’histoire, avec la connaissance objective et avérée de ce qui s’est passé, établie scientifiquement par les historiens. C’est ce à quoi, cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, on ne parvient toujours pas à l’égard de ce pays, et la dernière visite à Alger du président de la République française en donne encore l’exemple, alors qu’en Nouvelle-Calédonie, l’accord de Nouméa a réussi dans le consensus à respecter les mémoires différentes sur la base de l’histoire établie et admise par tous désormais. Ce n’est que lorsque l’histoire est reconnue que les mémoires ne sont pas vacarme parce qu’elles se tiennent toutes. L’histoire des vainqueurs n’est pas l’Histoire.
C’est avec juste raison que la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui a été dépeinte comme le refus « de la fascination du repli ethnique, comme une confirmation intelligente et sereine de l’interdépendance, comme une combinaison astucieuse de la protection qui répare et de l’ouverture qui élargit l’avenir ». C’est une citation datant de 1998, et qui a pour auteur la députée de la Guyane, Mme Taubira, devenue aujourd’hui Garde des sceaux de la République. Elle évoquait pour la Nouvelle-Calédonie ces couples : « le droit et la générosité, la justice et la fraternité, la responsabilité et la solidarité. » Alors pour l’avenir, je veux croire avec Bernanos que « l’espérance est un risque à courir ».
7. Enfin et en tous cas, on sait que « dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi (il faut des travaux) de recherche instruits par des problématiques ambitieuses ».
Cet ouvrage résulte de cette ambition. Il nous fait comprendre que l’histoire n’est pas un saucisson dont on coupe des rondelles en fonction de notre interlocuteur et de sa mémoire. Il fait comprendre que l’histoire est un tout complexe, un ensemble de causalités diverses, d’intentions différentes qui entraînent un enchaînement de faits jamais univoques. L’histoire est au-dessus des devoirs de mémoire ou du droit à l’oubli. Oui, les colonisations sont un complexe enchevêtrement d’ombres et de lumières ; elles sont humaines et les hommes et les femmes de la colonisation en représentaient, pour certains, le côté obscur de la force et pour les autres, les aspects lumineux de la générosité. Les décolonisations sont peut-être encore plus complexes, elles aussi sont humaines et si tout le monde se dit favorable à la décolonisation, je constate aujourd’hui encore tant de mensonges, et de nouvelles formes de violences… La décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, qui vient tard et se veut lente et mesurée, relève d’analyses multiples et nuancées. Dans ce mouvement, l’ouvrage de Léon Wamytan est une contribution nécessaire et doit tracer la voie aux jeunes juristes Calédoniens et notamment Kanak. Il faut croire en leur nouvelle génération: ceux qui suivront pour apporter leurs travaux doctoraux au service du pays. Ce pays a un peuple premier, des populations nouvelles, et nous devons cimenter la parole et le partage dans cette nouvelle société.
Dans cette perspective, le livre de Léon Wamytan est un apport considérable. Au-delà de sa valeur universitaire (la thèse a reçu les plus hautes récompenses), il a aussi une signification dans l’édification de la société calédonienne. Que l’auteur en soit félicité.



Naku press : mise en ligne le 01 Octobre 2013